Humanitaire et affaiblissement de l’État en Haïti, ( Première partie )
L’histoire de l’action humanitaire, notamment à travers les organisations non gouvernementales en Haïti, s’est construite sur un fond d’incompréhension génératrice de tensions. Les divergences entre les besoins réels de la population et la volonté manifeste de ces entités d’imposer une vision et de créer de nouveaux besoins dans une logique de pérennisation d’une aide pourtant inefficace constituent un facteur de dégradation de la situation socio-économique du pays.
L’inefficacité de l’aide internationale n’est plus à démontrer, tant les conditions de vie de la population se sont détériorées au cours de ces dernières années. Pour une population active estimée à « 4,1 millions de personnes », le taux de chômage était évalué à 70 % en 2018, selon l’économiste Anderson Thibeaud dans un article paru dans Le Nouvelliste le 4 janvier 2018.
Parallèlement, poursuit M. Thibeaud, seulement « 10 % de la population ont un niveau de consommation qui excède les 10 dollars par jour ». Cette aide, en plus d’être inefficace, est devenue une source de financement pour les nantis, qui représentent environ « 5 % de la population alors qu’ils détiennent plus de 50 % des revenus ». Mal canalisée, l’action humanitaire est utilisée comme moyen pour entretenir des réseaux d’influence, ainsi que des groupes paramilitaires et des bandes armées qui prennent en otage la capitale.

Haïti a été en première ligne dans les années 1990, lorsque la machine humanitaire mondiale a amorcé un virage vers le concept de sécurité globale, afin de tenter de corriger les erreurs commises dans les années 1980 et de réhabiliter l’humanitaire.
La notion de sécurité globale, apparue dans les grands forums internationaux, a permis d’associer des actions militaires à d’autres actions non militaires, donnant naissance à des missions intégrées qui n’ont cependant pas été plus favorables à Haïti.
Car, sous le couvercle de l’humanitaire, l’Occident a imposé sa domination et camouflé son interventionnisme politique et militaire, ce qui a détérioré les structures sociales du pays et accentué sa dépendance vis-à-vis de l’extérieur.
Les pays dits « amis » d’Haïti se sont donc servis de l’aide humanitaire, devenue un vecteur de leur politique étrangère globale. C’est un rappel cinglant de ce principe lié à la diplomatie : « Les pays n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. »
Avec des ONG qui remplissent à la fois un rôle humanitaire et un rôle d’agent de la politique étrangère comme l’a souligné Colin Powell, cité par Marie-Laure Le Coconnier et Bruno Pommier dans L’action humanitaire, la confusion est totale. Ce double emploi est une affirmation de la volonté des puissants d’imposer une nouvelle forme de domination, plus subtile mais encore plus efficace. Cette nouvelle forme de gouvernance mondiale accentue la dépendance des petits États, appauvris et contrôlés.
L’État, selon la conception de René Capitant, n’est plus le lieu de domination et de puissance, censé apporter des services à la population en échange de son obéissance, comme le souligne Raymond Carré de Malberg dans sa théorie de l’État. L’humanitaire, devenu un bras politique de l’international, devient dominant et le supplée.
Ce déplacement de la puissance a des conséquences pour une population maintenue dans une situation chronique d’assistanat, utilisée comme justification à la permanence de l’action humanitaire. La notion de souveraineté de l’État, conçue selon Carré de Malberg comme « une puissance qui ne relève d’aucun autre pouvoir et qui ne peut être égalée par aucun autre pouvoir », est sévèrement remise en question par la faillite provoquée de l’État.
La permanence de la présence des agents humanitaires dans l’espace haïtien est étroitement liée au dysfonctionnement de l’appareil d’État. Ce dilemme peut être considéré comme l’une des causes ayant engendré cette crise chronique en Haïti.
La population n’est pas dupe. Au fil des ans, face à cette douloureuse cohabitation et à la captation de l’action humanitaire par une politique venue d’ailleurs visant le maintien de leur situation d’assistés elle a développé une certaine méfiance vis-à-vis des acteurs humanitaires.
Dans certains cas, c’est une haine de tout ce qui est occidental, comme le souligne Jean Ziegler dans La haine de l’Occident, qui se manifeste, comme pour sanctionner cette association avec les multiples interventions étrangères présentées sous le label de missions intégrées.
Les épisodes des interventions américaines de 1994 et de la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH), avec leurs nombreuses exactions et résultats pour le moins catastrophiques engendrant une déstabilisation totale de la République, des scandales en tout genre, et le pullulement des gangs et autres groupes armés dans les quartiers populaires restent dans les mémoires et attisent ce refus.
S’il est vrai que, contrairement à d’autres pays, la population ne peut rejeter l’humanitaire en raison de ses grands besoins et de l’incapacité de l’État à remplir ses fonctions, elle demeure malgré tout méfiante.
Face à cette forme d’« administration indirecte » où l’État devient un instrument entre les mains des tenants de la globalisation qui s’évertuent à établir en Haïti un « ordre mendiant » , les contestations populaires se multiplient, les structures de l’État se fragilisent, et la crise chronique que connaît le pays devient un instrument entre les mains des politiques, qui considèrent les espaces de pouvoir comme un tremplin idéal vers une promotion sociale.
À suivre…