mercredi, novembre 12

Trente ans au service de la Justice: “Mémoire, Engagement, Avenir”, je suis honoré d’intervenir à ce colloque. L’honneur est d’autant plus grand quand l’invitation vient à l’occasion de la commémoration du trentième anniversaire de l’EMA.

Tout d’abord, je salue le staff qui dirige l’École, particulièrement le Directeur général a.i. Magistrat Kesner Michel Thermesi, la directrice des Études Magistrat Magguy Florestal. Je salue les anciens collègues avec qui j’ai collaboré pendant des années. Je cite particulièrement, Dr. Willy Lubin, Dr. Josué Pierre-Louis, Magistrat Jean-Claude Douyon, Madame Sabine Boucher, Madame Danielle Saada. Mes salutations vont à l’endroit de tous et à l’endroit de toutes avec qui j’ai travaillé ou collaboré à l’EMA.

En dernier lieu, mes salutations spéciales vont aux nouveaux élèves magistrats. Qu’ils sachent en intégrant l’EMA, ils fréquentent l’établissement le plus prestigieux en Haïti. Ils sont la fondation sur laquelle on va bâtir la nouvelle Haïti. Dans ce contexte, l’École de la magistrature est l’institution privilégiée au sein de laquelle on doit poser les grandes questions en rapport avec les problèmes de la justice et comment renforcer l’état de droit dans le pays.

Justice et État de droit: Quel rôle peut ou doit jouer l’EMA dans le cadre d’une Réforme judiciaire en Haïti ?  C’est le thème de mon intervention.

Il y a presque vingt ans, j’ai publié deux ouvrages importants sur la justice en Haïti. La Cour de Cassation Face à la Réforme Judiciaire en Haïti publié en France en 2005 et La Problématique de la Réforme judiciaire en Haïti publié à Boston en 2007 ? Ces deux travaux de recherche ont complété la réflexion dans mon ouvrage L’affaire Audubon : Le  Procès des Timbres publié en 2006.

Le système judiciaire, je relate dans les deux ouvrages, est affaibli, privé de moyens de fonctionnement. L’absence de suivi dans les procédures policières et judiciaires constitue un handicap majeur à la bonne marche de cette justice. Les procédures policières et judiciaires trainent en longueur. L’impunité, la détention abusive ou préventive prolongée, l’absence d’organisation et moyens, de coordination entre les acteurs judiciaires, l’absence d’assistance judiciaire pour les démunis, l’ingérence traditionnelle du pouvoir exécutif dans les affaires de la justice et l‘instrumentalisation du pouvoir judiciaire à des fins politiques, – je mentionne – sont autant de maux qui ravagent le système montrant la nécessité urgente de reformer la justice.

Dans mon intervention, je commence à me dire à l’époque où je travaille comme juge en Haïti, le système judiciaire haïtien marchait avec des béquilles, aujourd’hui le système est à genoux parce qu’incapable de participer pleinement en tant qu’institution à la protection des droits des citoyens.

Les mêmes problèmes mentionnés il y a vingt ans existent à l’heure actuelle et handicapent le bon fonctionnement de la justice :

  1. L’interférence du pouvoir politique
  2. La corruption  
  3. Le non-respect des règles de déontologie
  4. L’absence des garanties judiciaires aux justiciables
  5. La dépendance du pouvoir judiciaire
  6. La lenteur de la justice à tous les niveaux
  7. Le dysfonctionnement des Parquets, des tribunaux de simple police, des cabinets d’instruction et des tribunaux de première instance, ainsi que des cours d’appel et des tribunaux d’exception.
  8. Le problème de la détention préventive prolongée, etc.
  9. Le système carcéral dysfonctionnel
  10. La police inadéquate de répondre à sa mission « protéger et servir ».
  11. Le faible salaire alloué aux fonctionnaires de justice, etc.

Face à ce constat, il est difficile d’établir l’état de droit et l’État haïtien est le premier à subir les conséquences. Sans un système judiciaire efficace, sans des lois claires et précises, sans des procédures flexibles favorisant la croissance des activités économiques et financières, le développement du pays ne sera qu’une utopie. À l’heure présente, les décisions d’investissement sont prises, sur la base de considérations économiques. Les investisseurs veulent s’assurer que le pays dispose d’un pouvoir judiciaire indépendant, que c’est le droit et non l’arbitraire qui régit les relations sociales et économiques.

Un système judiciaire moderne vise la satisfaction des principales revendications de la population. Il s’agit, bien entendu, de l’établissement d’un système garantissant la distribution d’une justice saine, objective, impartiale et célère. Seul un pouvoir judiciaire indépendant – nous répétons une énième fois – et une administration judiciaire autonome peuvent promouvoir pareille justice.

La question est quel rôle peut ou doit jouer l’EMA dans cette réforme ?

La création d’une École de la Magistrature en Haïti (EMA) il y a 30 ans a donné naissance à un noyau de jeunes magistrats compétents et courageux déterminés à mener la bataille pour le changement de l’appareil judiciaire. Cependant, le manque d’encadrement et le sabotage du système par certaines autorités politiques « anti-changement », ont annulé les élans de ces professionnels. Ils furent vilipendés, accusés de tous les maux. Plusieurs de ces magistrats formés à l’EMA ont donné leur démission. Certains ont été illégalement révoqués. L’École en plusieurs occasions s’est retrouvée dans le collimateur de l’exécutif.

  • Je me rappelle que les portes de l’École ont été fermées par un ministre de la justice et pendant environ trois ans l’EMA avait fermé son programme de formation initiale et continue.

Pour l’histoire, nous disons, c’est au sein de l’EMA qu’on a organisé les premières réunions de l’ANAMAH (L’association nationale des magistrats haïtiens) et dans les locaux de l’EMA a vu la naissance de l’association.

Dans les locaux de l’EMA se trouvait les bureaux de la Commission Préparatoire à la Réforme du Droit et de la Justice (CPRDJ) (1997-1999). Cette commission a produit plusieurs documents de travail, un Document de politique générale, un Plan stratégique et un Programme d’actions à court terme. Le Document de politique générale de la CPRJ fait l’analyse du contexte de la réforme judiciaire et des exigences de la société civile à l’égard de l’administration de la justice, et prose un nouveau modèle de justice et une stratégie d’intervention.

Le 18 décembre 1997, le Sénat a adopté le projet de loi-cadre sur la Réforme de la Justice déposé au Parlement le 3 octobre 1996. La loi devient définitive en 1998. Cette loi du 8 mai 1998, publiée dans le moniteur le 17 août 1998, concernant la réforme judiciaire met au tout premier rang de ses objectifs la réorganisation du Conseil Supérieur de la Magistrature en tant que direction du pouvoir judiciaire et garant de l’indépendance de la magistrature.

Au sein de l’établissement, le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) formé par la loi en 2007 a son siège. En effet, l’un des deux projets de lois ratifiés par les sénateurs le 9 août 2007 sur la réforme de la justice prévoit la création du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire. L’une des principales missions du conseil est de formuler un avis concernant les nominations des magistrats du siège et met à jour le tableau de cheminement annuel de tout magistrat. 

Dans les locaux de l’EMA également en 1999, le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique a organisé les débats pour la mise en place du Conseil Supérieur de la Magistrature. Dans le document de politique générale élaboré par le CPRDJ, le ministère a considéré que, dans le cadre de la constitution de 1987, « il devient possible de créer un nouveau Conseil Supérieur de la Magistrature. » Le document se lit ainsi : « La rénovation du Conseil va contribuer au renforcement de l’indépendance de la magistrature en replaçant le pouvoir du contrôle et des sanctions disciplinaires au sein même de l’institution » (page 41).

  • Des formateurs de l’EMA – un groupe dynamique dont je faisais partie – ont parcouru annuellement les juridictions du pays pour offrir des séances de formation sur place aux fonctionnaires de justice.

Après 30 années d’existence, l’EMA existe. L’École de la Magistrature avance dans sa mission. Former des magistrats et des cadres dans l’appareil judiciaire dans le but de faire fonctionner les tribunaux, les parquets, et même former des officiers de l’État civil et des cadres dans la police dans le domaine du respect des droits humains.

Des années ont passé. L’EMA célèbre ses trente ans d’existence. Quel rôle doit jouer l’École dans le processus du renforcement de la justice haïtienne ? Voici quelques recommandations :

Dans l’immédiat, il convient, à l’EMA de  valoriser en priorité ce qui a été fait en tenant compte des leçons tirées de l’expérience de ces 30 dernières années et de placer cette stratégie dans la perspective du court, du moyen et du long terme.

L’EMA doit réaliser une étude détaillée sur la problématique de la justice en faisant appel en tout premier lieu aux compétences nationales (juristes, sociologues, anthropologues, militants des droits humains, etc.). Ces derniers secondés par des compétences étrangères doivent évaluer le rôle que doit jouer l’École dans le processus du renforcement de la justice. Ce groupe d’experts doit suggérer et présenter un plan stratégique en matière d’opération et de formation pour rendre l’EMA plus dynamique dans le processus de réformer la justice.

Pour atteindre cet objectif, il revient à l’état haïtien de donner à l’EMA les moyens adéquats pour les besoins de recrutement, de formation et de vulgarisation. Au niveau des finances, il faut augmenter le budget de l’EMA.

L’état haïtien doit mettre sur la responsabilité de l’EMA en collaboration avec le CSPJ le programme de formation sur la mise en place de systèmes de gestion des tribunaux, notamment le système de l’enregistrement, de traitement  et de suivi des dossiers entrepris par la coopération canadienne d’appui à la justice en Haïti. Il y a une nécessité d’informatiser l’appareil judiciaire afin que certaines décisions ne soient manipulées ou égarées.

L’enjeu pour l’EMA en ce qui concerne le renforcement institutionnel de la justice, est de définir et d’unifier une stratégie d’intervention et une méthode commune à tout le système, en dépassant les visions d’urgence qui ont caractérisé l’approche utilisée jusqu’à présent et en assurant une conduite unique de la stratégie d’ensemble – priorité à la formation initiale et à la formation continue des magistrats qui représentent le pilier principal sur qui repose la distribution d’une justice saine et équitable.

 Une justice en crise

Le constat est amer. La justice haïtienne est en crise, et son image dans le public s’est dégradée de plus en plus. La majorité des Haïtiens n’ont pas confiance dans cette justice. Le désengagement des fonctionnaires au sein de l’appareil judiciaire se fait ressentir de plus en plus aujourd’hui où l’on assiste à une véritable explosion d’infractions impunies : vols, meurtres, assassinats, enrichissement illicites, kidnappings, spoliations, violence des gangs, etc. À force de tolérer l’injustice, Haïti devient à la limite d’une société de non droit.

Ainsi, face à cette situation catastrophique, cette crise multidimensionnelle, où toutes les institutions étatiques sont gravement touchées, L’EMA a un rôle majeur à jouer. C’est le moment idéal pour l’EMA de s’engager dans un effort sans précédent pour amplifier sa mission, de former des magistrats dont leur rôle consiste à garantir l’application de la loi et à rendre la justice de manière impartiale, en appliquant des peines, en tranchant des litiges civils ou pénaux, et en protégeant les droits des individus.

L’EMA est actuellement la rare institution sur laquelle Haïti peut compter pour bâtir l’état de droit. Bref, pour entamer des travaux de réflexion et de recherche au niveau des structures, sur la modernisation de l’appareil judiciaire, sur l‘indépendance du pouvoir judiciaire, et sur la formation continue des magistrats et auxiliaires de justice. Par sa vocation de former des cadres à tous les niveaux dans l’appareil judiciaire, l’EMA est l’espoir d’une Haïti nouvelle où les règles de droit soient respectées.

Ne dit-on pas que la justice élève une nation ? L’École de la Magistrature en Haïti (EMA) créée par la Constitution de 1987 et officiellement inaugurée en 1995, après 30 ans d’existence, reste fidèle à son objectif de former des futurs magistrats et d’assurer une formation continue pour des professionnels dans le domaine du droit et de la justice. L’EMA est le pilier sur lequel repose le projet de construire une société haïtienne plus juste, plus démocratique et transparente.

Merci Magistrat Jean Sénat Fleury est un ancien formateur et un ancien directeur des Études de l’EMA

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